Des mobilisations portées par le hip-hop sénégalais aux réseaux citoyens inspirés dans toute l’Afrique de l’Ouest, la culture a démontré sa capacité à éclairer, mobiliser et relier là où les institutions hésitaient. À l’heure où la sous-région traverse des tensions politiques majeures, reconnaître la culture comme un partenaire stratégique de stabilité est devenu indispensable. Cette contribution plaide pour une véritable politique de mobilité artistique, capable de renforcer la cohésion régionale et de consolider nos démocraties.
« Avant de demander ce que peut la Culture, regardons tout ce qu’elle a déjà fait.
Lors de la première édition du Festival Ouest Africain Arts et Culture (Ecofest) 2025, placé
sous le thème : « Mutations et crises politiques en Afrique de l’Ouest : que peut faire la Culture ? », le Premier ministre du Sénégal, Ousmane Sonko, a partagé une réflexion qui m’a profondément marqué : « Elle peut tout parce qu’elle est partout. (…) La culture est le chemin le plus court d’un peuple à un autre. »En tant qu’acteur culturel sénégalais, je voudrais apporter ma contribution à ce débat, non pas en théorie, mais à partir des faits, des expériences et de l’histoire récente que nousavons vécue.
Parce qu’avant de se demander ce que peut la culture, il faut admettre tout ce qu’elle a déjà accompli.
Au Sénégal, la culture a accompagné et parfois devancé les grands tournants politiques.
Les alternances de 2000, 2012 et 2024 n’ont pas été de simples résultats électoraux : elles
ont été portées par une génération éveillée, nourrie par le rap, le slam, le graffiti, les récits urbains et l’engagement artistique.
Quand les populations doutaient, les artistes prenaient la parole. Quand les institutions hésitaient, la rue culturelle avançait.
Le mouvement Y’en a Marre, né en 2011, en est l’exemple le plus emblématique.
Des rappeurs, des journalistes, des activistes qui ont transformé un cri de colère en mobilisation nationale. Leur compilation “Faux ! Pas Forcé !” est devenue un outil politique plus puissant
que bien des campagnes officielles. Ils ont marqué une génération poussée à défendre sa démocratie par le vote.
Cette tradition d’engagement ne date pas d’hier. Elle plonge ses racines dans les débuts
mêmes du hip-hop sénégalais, porté dès les années 90 par des groupes comme Positive
Black Soul, Pee Froiss, Daara J, BMG 44 ou Rapadio, qui ont fait de leurs textes des miroirs
critiques de la société et des tribunes pour la jeunesse.
Et ce modèle a voyagé. Il a directement inspiré :
• Le Balai Citoyen au Burkina Faso, avec Smockey et Sams’K Le Jah, moteur de la chute de
Blaise Compaoré en 2014 ;
• Lucha au Congo, qui s’est structuré en s’appuyant sur la pédagogie citoyenne de Y’en a
Marre ;• des collectifs de jeunes au Niger, en Guinée, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Togo qui ont
repris les codes du hip-hop engagé, de l’éducation populaire et de la vigilance citoyenne.
C’est la preuve que la culture se propage comme une onde : elle traverse les frontières que la politique peine parfois à franchir.
Plus récemment, entre 2021 et 2024, lors des tensions politiques au Sénégal, les artistes ont une nouvelle fois été en première ligne. Certains ont été arrêtés, comme Nitdoff.
D’autres ont été intimidés, blessés. Et certains, comme Baba Kana, y ont laissé la vie (repose en paix, l’artiste!). On ne peut pas exiger de la culture un rôle politique tout en oubliant ce que ses acteurs risquent réellement. Ici, la culture n’est pas un décor : elle est militante, vivante, courageuse.
Mais la culture ne s’arrête pas aux crises politiques. Pendant la pandémie de Covid-19, les
Sénégalais se sont tournés vers les artistes, parfois plus que vers les autorités. Des chansons de sensibilisation ont fleuri partout. Des fresques ont couvert les murs de Dakar et de Thiès. Des collectifs comme Loudoul Rap Galsen Beugouniou ont parcouru les rues avec leur Covid Caravane.
D’autres ont distribué kits sanitaires et denrées alimentaires, comme Dip Doundou Guiss à
Grand Yoff.
Et partout dans la région au Burkina Faso, au Mali, en Guinée, en Côte d’Ivoire, les artistes ont porté les messages de prévention, souvent relayés directement par les autorités de santé.
Ces exemples racontent tous la même histoire : la culture n’attend pas la crise pour agir. Elle
est là avant, pendant, après. Elle protège, apaise, éduque, relie. Elle tient debout quand la politique flanche.
Alors, que peut-elle faire encore ?
Beaucoup, si on lui permet de circuler. Beaucoup, si on comprend que la mobilité artistique
n’est pas un privilège, mais une stratégie de stabilité régionale. Beaucoup, si l’on accepte
qu’un artiste qui traverse une frontière contribue souvent davantage à la paix qu’un long discours diplomatique.
C’est pour cela que des initiatives comme l’Ecofest sont essentielles. Alors que l’Afrique de
l’Ouest traverse une période de tensions politiques et de défis institutionnels majeurs, ce
festival a réuni des artistes du Sénégal, du Niger, du Cap-Vert, de Guinée-Bissau, du Bénin,
du Burkina Faso, de Côte d’Ivoire, du Mali, dans un même espace de fraternité. Sans méfiance, sans rivalités, sans frontières symboliques.Parce que la culture, elle, n’a jamais quitté la CEDEAO. Elle circule même quand les gouvernements ne se parlent plus. Elle fédère même quand les États se replient. Elle ouvre les portes que la politique ferme.
Mieux encore : la CEDEAO possède déjà un outil qui pourrait accélérer cette intégration culturelle: la Carte d’Identité Biométrique.
Pensée pour faciliter la circulation des personnes et des biens, elle pourrait devenir un instrument majeur si elle était articulée spécifiquement à la mobilité artistique communautaire : visas culturels simplifiés, tournées facilitées, résidences d’artistes fluidifiées, partenariats créatifs accélérés.
Une telle démarche renforcerait la confiance et la cohésion régionales. Elle contribuerait surtout à prévenir les conflits socio-politiques, là où la méfiance et la désinformation gagnent du terrain.
Et dans ce chantier, le Sénégal a une carte maîtresse : ses pratiques démocratiques,
reconnues dans la sous-région. Les exporter, non pas comme un modèle imposé, mais
comme une expérience partagée notamment vers un pays comme le Bénin, pourrait installer des ponts durables.
Et la culture est le vecteur le plus naturel de cette circulation des valeurs démocratiques :
concerts citoyens, arts urbains, résidences, échanges pédagogiques, mentorat entre mouvements créatifs.
C’est précisément pourquoi la mobilité artistique doit sortir de la logique du simple billet d’avion.
Nous avons besoin d’un dispositif institutionnel, d’un pacte régional pour la circulation des artistes, afin que cette fraternité ne repose plus uniquement sur le courage et les sacrifices individuels, mais devienne une politique publique assumée au Sénégal comme dans toute la sous-région.
C’est dans cet esprit que j’ai plaidé, dans une précédente contribution, pour un appui
institutionnel renforcé et un soutien financier élargi à la mobilité, des mécanismes concrets
pour faire de ce « chemin le plus court » entre les peuples une réalité soutenable pour tous les artistes.
Et c’est pourquoi, en tant qu’acteur culturel sénégalais, j’appelle nos dirigeants à Dakar
comme dans les capitales de la CEDEAO à reconnaître la culture comme un partenaire
stratégique de la stabilité, et la mobilité artistique comme son artère vitale.
Investir dans la culture, c’est investir dans le lien le plus résilient entre nos peuples.
La culture a beaucoup fait. Elle peut encore plus. Et elle continuera parce qu’en Afrique de
l’Ouest, elle a toujours été, et restera, le chemin le plus court, le plus vrai, et le plus tenace d’un peuple à un autre. »
Papa Ousmane Sall (Poscible)
Juriste & Acteur culturel
Directeur de Melomusic Entertainment
Dakar, Sénégal


